Ayrton Senna, 1988-2008 : il y a 20 ans # 16 et fin

Dernier volet du chapitre « Journal d’un champion du monde », extrait de Ayrton Senna, Pole Passion de Christopher Hilton (Edition Solar).

Suzuka, dimanche 30 Octobre

Warm-up du matin. Senna : 1’46’’372 ; Mansell : 1’46’’745 ; Bousten : 1’46’’745 ; Prost : 1’47’’063. Le soleil avait brillé jusque-là, mais des nuages gris commençaient à traverser le ciel.

Le début de l’après midi vit arriver une petite pluie fine et, un quart d’heure avant le départ, les écuries préparèrent des pneus pluie. La pluie cessa. Le Grand Prix se disputerait sur piste sèche, même si elle risquait d’être un peu glissante au début.

Pour le tour de chauffe, Senna et Prost démarrèrent comme s’il s’agissait du départ de la course, mais c’était simplement pour tester la piste et examiner le comportement de leurs machines. Ils ralentirent et se placèrent sur la grille, en tête des colonnes parallèles de voitures.

Ayrton affrontait le grand moment de sa vie, ce moment autour duquel il avait façonné toute son existence. Il devait maintenant couvrir 51 tours, soit 298,809 kilomètres, et revenir à ce même endroit plus vite que tout le monde. Il attendait en scrutant la piste devant lui et il se remémorait sa maxime : « Vous devez penser à tout dans l’énorme agitation du départ d’une course. C’est un moment totalement irréel, c’est comme un rêve, comme entrer dans un autre monde… »

Il avait souvent attendu comme cela, les yeux fixés sur le feu rouge, depuis cette toute première fois à Brands Hatch en Mars 1981. Le feu rouge s’alluma. Trois secondes plus tard, il passa au vert.

Senna savait que l’embrayage était « sensible » ; il le laissa remonter et la voiture hoqueta sur 4 mètres. Il tendit les bras hors du cockpit et les agita pour prévenir les douze voitures de sa colonne qui fonçaient sur lui, et pour les supplier : évitez-moi, évitez-moi…

Prost était parti. Berger, juste derrière Senna, braqua sa Ferrari à gauche pour prendre le milieu de la piste et passer devant le brésilien ; Piquet, derrière Berger, faufila sa Lotus par la droite, mais sa voiture glissa vers le mur des stands sous la force de l’accélération. Piquet se récupéra et prit le large. A l’intérieur du cockpit de la McLaren : « j’ai cru que tout était fini pour moi, révéla Senna. J’ai actionné l’embrayage et la voiture a bougé un peu, puis le moteur a calé à nouveau. « La machine avançait si lentement qu’un piéton aurait pu la doubler ; elle se contentait de suivre la pente de la piste.

Les engins du milieu de grille – Alboreto, Patrese, Gugelmin – surgissaient à leur tour. Le moteur de Senna redémarra. « J’ai été très étonné. J’ai vraiment eu de la chance. » Certes…Mais il était perdu dans le peloton, en 14ème position, au moment où les voitures abordaient la première courbe. Prost était en tête, loin devant. Berger à ses trousses. Prost tirait Berger loin du peloton. Seul Capelli put les suivre. Les autres étaient derrière, de l’autre coté de la colline. A la fin du premier tour, Senna était remonté en 8ème position. Il avait donc dépassé 5 voitures. Mansell, lui, avait embouti Warwick et était rentré aux stands.

Dans le deuxième tour, Senna doubla Patrese et Nannini. Il était 6ème. Il taillait sa route à travers le peloton comme un homme prêt à prendre tous les risques pour donner une justification à sa vie. Aucun autre homme ne pouvait se jouer de l’encombrement de la piste d’une manière aussi incisive, maniant sa voiture comme un chirurgien son scalpel. Mais cela coûtait du temps, même Senna ne pouvait pas doubler n’importe où.

Lorsqu’il franchit la ligne à l’issue de son 2ème tour, nombreux furent ceux qui, dans la foule, regardèrent leur chronomètre. L’écart entre Prost et Senna : 9 secondes. Et Prost avait devant lui une route libre, sans aucun obstacle. Il se sentait dans une situation « parfaite ». Il y eut bien, au fur et à mesure qu’il avalait les tours, « un problème occasionnel de sélection des vitesse, mais rien de trop sérieux. Je contrôlai la cadence et je faisais attention à l’essence. » Expliqua Prost.

Dans le 3ème tour, Senna dépassa Boutsen. Il était cinquième. Nouveau coup d’œil au chronomètre : 10 secondes d’écart maintenant entre Prost et Senna.

Dans le 4ème tour, le brésilien doubla Alboreto juste avant la chicane en prenant la corde, les roues de la McLaren caressant presque l’herbe au bord de la piste. Il était quatrième avec 12 secondes de retard sur le leader. Les temps des deux hommes s’étaient échelonnés ainsi durant les quatre premiers tours :

Prost : 1’55 »293 ; 1’51 »029 ; 1’49 »431 ; 1’49 »837

Senna : 2’04’’246 ; 1’51’’579 ; 1’52’’210 ; 1’50’’490.

Au 5ème tour, l’écart était de 13 secondes. Senna resta en quatrième position jusqu’au dixième tour. « J’ai alors commencé à trouver mon rythme et à aller de plus en plus vite. »

Prost : 1’49’’190 ; 1’48’’425 ; 1’48’’341 ; 1’49’’880, 1’49’’234

Senna : 1’49’’474 ; 1’48’’104 ; 1’48’’186 ; 1’49’’160 ; ‘148’’524

Au 11ème tour, l’écart n’était plus que de 11 secondes tandis que Senna se rapprochait de Berger. Il se dépassa pour s’installer en troisième position. Pendant ce temps-là, un événement intéressant se produisait en tête. Le jeune Capelli attaquait Prost. Le français ne pouvait pas se permettre de finir deuxième. Il pouvait d’autant moins occuper cette place que Senna aurait alors était juste derrière lui, à l’affût. Pis, le ciel s’assombrissait, et personne ne pouvait conduire aussi vite que Senna sur piste mouillée.

Au 14ème tour, Capelli était sur les talons de Prost tandis que des gouttes de pluie commençaient à tomber. Lorsqu’ils franchirent la ligne à l’issue du quinzième tour, la March de Capelli déboîta, se porta à la hauteur de Prost et conquit même quelques centimètres d’avance avant que la McLaren ne réponde à l’attaque. Capelli : « J’étais heureux que ça se produise à cet endroit pour que toute mon écurie puisse contempler ça en récompense de ses efforts. Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour jouir du moment… »

Et Senna s’approchait toujours impitoyablement. Lorsque Prost repoussa l’attaque de Capelli au bout de la ligne droite, Senna sortait de la courbe à l’autre bout. Il était enfin à portée de vue de Prost. Les temps du 16ème au 19ème tour :

Prost : 1’51’’379 ; 1’55’’865 ; 1’57’’550 ; 1’56’’330

Senna : 1’49’’115 ; 1’53’’254 ; 1’58’’101 ; 1’51’’507.

Ils étaient maintenant ensemble, Prost, Capelli et Senna. Mais, soudain, Capelli se déporta sur la droite de la piste, moteur cassé. Senna passa. IL pleuvait de plus en plus fort. Occupant toute la piste devant lui, il y avait Prost et, devant Prost, il y avait trois attardés. A la fin du 27ème tour, Senna accéléra brusquement et doubla Prost en puissance dans la ligne droite d’arrivée. On apprit ensuite que Prost avait manqué une vitesse…

Prost pouvait-il rester avec Senna puis le reprendre ? À partir du 28ème tour, il s’accrocha :

Prost : 1’51’’008 ; 1’47’’824 ; 1’47’’402’ 1’46’’491 ; 1’46’’522

Senna : 1’49’’295 ; 1’46’’965 ; 1’47’’006 ; 1’46’’801 ; 1’47’’615.

Prost : « Le problème avec la boîte de vitesse a empiré. C’était très frustrant parce que, lorsque je regagnais du temps sur Senna, je le reperdais à cause d’un seul changement de rapport manqué. Mais le pire, ce fut sans doute le trafic. »

A 5 tours de la fin, Senna tendit à plusieur reprise un bras en dehors du cockpit, l’index montrait le ciel. Arrête ça, maintenant, semblait-il dire. Il pleut et la piste est extrêmement glissante. Ironie des choses : il aurait remporté son premier Grand Prix à Monaco en 1984 si la course n’avait pas été arrêtée et offerte à Prost…Les pneus de Senna scintillaient. Prost était maintenant perdu, quelque part à l’arrière.

Même James Hunt, qui commentait la coure pour la télévision britannique, fut conquis par l’ambiance, alors que Senna couvrait calmement le dernier tour, le tour triomphal : « A moins d’une intervention divine, nous voyons là le nouveau champion du monde. » C’était une chose qui n’inquiéterait jamais Senna. Dieu était avec lui dans le cockpit. Lorsqu’il sortit de la dernière courbe, il brandit le poing à hauteur d’épaule et l’agita en signe d’exaltation, avec un petit geste étriqué. En franchissant la ligne, ses deux mains étaient levées, un autre geste d’exaltation plus démonstratif. Dans la foule, on agitait des drapeaux brésiliens. Il continua à brandir son poing jusqu’au premier virage. Puis il se détendit et laissa tomber doucement sa tête en arrière contre l’arceau du cockpit. Il avait réussis.

IL affronta les caméras de télévision, les yeux rouges. Il avait dû pleurer. « Il y a eu, dit-il en pesant chaque mot, beaucoup de pression. Je n’arrive toujours pas à y croire. » Lors de la conférence de presse, il ajouta : « même après avoir pris la tête, c’était très difficile avec les attardés. Il s ne se sont pas comportés de manière très responsable avec Alain et moi. » C’était la vérité. Mais c’était un curieux moment pour dire cela, comme si les mécanismes de la course ne voulaient pas le lâcher.

Il sortit de la salle de presse, et rencontra Dennis Rushen : « Ayrton était submergé par l’émotion, complètement submergé. Il ne savait plus s’il devait rire ou pleurer. »

Plus tard, il était assis sur le mur des stands. Keith Sutton : Sur place, il ne restait plus qu’un photographe français et moi. Ayrton donnait une interview à la télévision brésilienne tout en revoyant les images de la course sur un grand écran. La lumière était fantastique, le ciel magnifique. Un moment très émouvant. Le type de la télévision était un de ses anciens copains, très proche de lui au début de sa carrière, un peu comme moi. Il lui a demandé : « Maintenant que tu es champion du monde, tu aurais plus al pression. Pendant toutes ces années, tu t’es complètement concentré sur ton métier et tu as écarté de ton chemin beaucoup de gens. Est-ce que ça va changer ? Des larmes ont coulé sur son visage. »

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